21.
Une tempête s'annonçait. L'atmosphère de la soirée se rafraîchissait à son approche et, pour la première fois depuis des jours, une vraie brise agitait les ramées, charriant une douce odeur de pluie. Le crépuscule fut précoce. Le soleil s'était caché derrière de menaçants nuages couleur d'étain dont jaillissaient en crépitant des éclairs de chaleur.
Quoique la tempête promît d'être d'une rude espèce, de celle qui arrache les lignes à haute tension et emporte les berges des rivières, le delta semblait soulagé.
Pour des raisons totalement indépendantes du temps, Darleen Fuller Talbot était repartie de chez sa mère dans une colère noire. Cette dernière avait gratifié le petit Scooter de mille sourires et cajoleries, tout en l'assommant, elle, de récriminations au sujet de Billy T. D'ailleurs, se dit Darleen en claquant violemment la portière de sa voiture, son père ne valait pas mieux. Il n'avait su que secouer la tête avant de quitter la pièce. Vingt minutes durant, elle avait enduré les grommellements de sa mère. Junior était un honnête homme, répétait-elle, il ne méritait pas d'être trahi dans sa propre maison.
Eh quoi ! songea-t-elle, cette maison était aussi la sienne. C'était sa signature à elle qui se trouvait sur l'hypothèque. L'air renfrogné, elle essuya des larmes de rage avant de faire démarrer la voiture. Personne ne lui accordait la moindre attention. C'était toujours ce pauvre Junior ceci et ce pauvre Junior cela. Tout le monde se fichait pas mal que ce pauvre Junior eut encore moins de considération pour elle que pour la poussière qu'on relègue sous le tapis.
Quoi d'étonnant à ce qu'elle commençât à regretter le dérivatif que lui offrait Billy T. ? Son propre mari ne dormait même plus dans le lit avec elle. Non qu'il eût fait plus qu'y dormir auparavant. Seulement, elle devrait désormais se coucher chaque soir avec une frustration de vieille fille.
Mais elle allait y remédier, se dit-elle. Et comme les premières gouttes de pluie s'écrasaient sur le pare-brise, elle redressa énergiquement le menton.
Scooter allait rester avec sa mamie toute la nuit. Et elle, eh bien, elle veillerait à ce que son mari accomplît son devoir conjugal.
Si les choses ne s'arrangeaient pas d'ici peu, elle pourrait aussi bien partir s'enterrer dans un couvent.
La pluie se mit à tambouriner sur la voiture. Se priver ainsi était en train de la rendre marteau, se dit Darleen en actionnant les essuie-glaces. Junior avait interrompu Billy T. juste avant qu'il n'eût achevé son œuvre. Tout bien calculé, voilà donc plus d'une semaine qu'elle faisait abstinence.
Ce n'était pas sain.
Sa nervosité et son irritabilité n'avaient d'ailleurs pas d'autre raison, elle en était certaine. Depuis des jours elle avait la sensation aiguë que quelqu'un la surveillait. Et ce n'était pas à cause des regards dédaigneux dont l'accablaient les mégères de la ville depuis que la rumeur allait son train. Elle avait plutôt l'impression que quelqu'un lui en voulait. Et puis il y avait les coups de téléphone. Ces appels d'une personne qui demeurait obstinément silencieuse après qu'elle eut décroché.
Sans doute que Junior la tenait à l'œil, se dit-elle.
Peut-être avait-il aussi demandé à l'un de ses copains de surveiller la maison, au cas où Billy T. repointerait le bout de son nez.
En fait, il était plus que probable que Billy T. ne lui reparlerait plus jamais.
Il ne lui semblait quand même pas juste d'avoir perdu son amant et son mari, et de devoir en plus subir les remontrances de sa mère, uniquement parce qu'elle avait voulu prendre un peu de plaisir.
Elle dérapa soudain sur la chaussée humide. Ralentissant l'allure, elle fit rouler la voiture au pas.
Fini de plier l'échine, se promit-elle. Les larmes n'avaient pas marché, bien qu'elle en eût pleuré par seaux entiers. Rendre la maison pimpante et préparer un repas chaud chaque soir n'avaient pas eu plus d'effet. Junior se contentait de manger ce qu'il trouvait dans son assiette et partait ensuite jouer avec Scooter.
Mais ce soir-là, se jura-t-elle, il jouerait avec sa femme.
Darleen savait très bien comment amorcer la chose. Elle avait d'abord ce nouveau déshabillé, commandé pour plaire à Billy T., certes — mais quelle importance ! Et puis elle avait passé la majeure partie de la journée dans le salon de beauté à se faire laver et coiffer les cheveux. Elle avait même demandé à Betty Pruett de lui épiler les sourcils ainsi que le petit duvet qui ombrait sa lèvre supérieure — opérations qui n'étaient pas indolores.
Maintenant, il ne lui restait plus qu'à planter le décor.
Elle allumerait la bougie parfumée au cirier récupérée du Noël précédent, mettrait un disque de Randy Travis et ouvrirait une bouteille de Champagne. Junior devenait positivement romantique après quelques verres de Champagne.
Une fois qu'elle l'aurait entraîné au lit, il oublierait toute l'histoire avec Billy T. ainsi que sa fierté masculine. Et elle, elle redeviendrait son épouse dévouée. Et si jamais elle reprenait un amant, elle serait sacrément plus prudente.
Elle faillit ne pas appuyer à temps sur la pédale de frein. Le rideau de pluie qui obscurcissait la route lui avait caché une voiture garée en travers de la chaussée. Un peu plus, et il était trop tard. Les pneus patinèrent et glissèrent. La jeune femme, terrifiée, poussa un petit couinement en se sentant partir en tête-à-queue. Enfin, la voiture cessa de déraper, le pare-chocs à deux doigts de l'autre véhicule. Darleen retomba sur le siège en comprimant son cœur qui battait la chamade.
— Bon sang!
Elle cligna des paupières mais n'aperçut personne au-delà du pare-brise. Elle distinguait seulement la voiture abandonnée au beau milieu de la route.
— Eh bien, c'est le bouquet.
Encore secouée, elle ouvrit la portière et s'avança dans la tempête. Le vent et la pluie lui rabattirent aussitôt des mèches dans les yeux.
— Zut et zut de zut! hurla-t-elle en se décollant les cheveux du visage. Pour l'amour du ciel, comment suis-je censée reconquérir mon mari si je rentre à la maison avec une dégaine de chat mouillé?
En y repensant, cependant, elle se dit que cela pourrait tourner à son avantage en lui attirant la compassion de Junior. Mais si elle voulait que ce dernier fût à ses petits soins parce qu'elle avait pris la pluie, encore fallait-il d'abord qu'elle regagnât ses pénates. Les mains sur les hanches, elle donna un coup de pied dans l'un des pneus du véhicule abandonné.
— Et comment diable puis-je faire le tour de ce machin, moi?
L'idée de rebrousser chemin pour trouver refuge chez sa, mère lui parut si peu attrayante qu'elle préféra ignorer la pluie et contourner la voiture à la recherche d'une solution.
Elle était en train de regarder par la vitre, espérant apercevoir la clé de contact sous le volant, lorsqu'elle entendit un bruit derrière elle. Son cœur bondit dans sa poitrine. Puis elle poussa soudain un soupir de soulagement en reconnaissant la silhouette familière qui approchait à travers la tempête.
— Je me disais bien que ça devait être ta voiture, cria-t-elle. Les routes sont si glissantes par ce temps. Je te suis presque rentrée dedans. Junior m'aurait écorchée vive si je lui avais cassé sa voiture.
— Je vais lui épargner cette peine.
Darleen n'eut même pas le temps de voir la manivelle qui s'abattit sur son crâne.
Il y eut un coup de tonnerre particulièrement violent. La lumière clignota un instant, puis s'éteignit en grésillant. Caroline, cependant, avait pris ses précautions en disposant des bougies et des lampes à huile dans chaque pièce.
L'obscurité ne la dérangeait guère, pas plus que la tempête. Elle s'en réjouissait plutôt. Elle espérait que la foudre aurait même rompu les lignes téléphoniques, la déchargeant ainsi de l'obligation de répondre aux coups de fil inquiets et compatissants dont elle avait été harcelée toute la journée. Cela dit, si la lumière ne devait pas revenir de la nuit, elle ne désirait pas non plus être condamnée à marcher en aveugle dans la maison, au risque de tomber sur le fantôme grimaçant d'Austin Hatinger.
Elle contemplait la pluie et le vent depuis la véranda, cependant que Vaurien demeurait blotti à l'intérieur en gémissant. C'était du grand spectacle. Sans un seul arbre pour l'arrêter, le vent soufflait en chuintant entre les tuiles frémissantes, faisait vibrer les carreaux et se ruait en hurlant à travers les fourrés.
Caroline ignorait si une pluie de cette intensité était profitable ou non pour les moissons, bien qu'elle fût certaine d'avoir eu droit à toutes les opinions en la matière lorsqu'elle était descendue en ville. Pour le moment, il lui suffisait de regarder et de s'émerveiller, tout en sachant qu'elle pouvait à tout moment se retrouver bien au sec dans sa maison illuminée par les flammes des bougies. Son refuge.
Non, son abri, se reprit-elle en souriant. Qu'est-ce que le bon Dr Palamo aurait pensé de ce lapsus ? Oh, c'était une pure réaction réflexe, se dit-elle. Il n'était plus question pour elle de s'enfuir ou de se cacher. Pour la première fois de sa vie, elle vivait simplement quelque part.
Ou du moins s'y essayait.
Car nul doute qu'elle avait fui Tucker ce matin même. Elle avait accepté de partager son canapé avec lui, certes, mais pas son existence. Elle avait eu besoin de prouver qu'elle était effectivement vivante, et cependant elle avait eu peur de ses propres sensations.
Frissonnant malgré elle, Caroline se frotta les bras. Ce qui s'était passé la veille avait été suffisant pour tous les deux. Il avait eu envie d'elle, et réciproquement. Voilà tout.
Elle ferma les yeux et aspira profondément l'air encore chargé d'ozone après le dernier coup de tonnerre. C'était enivrant. Il y eut un nouvel éclair. Entendant le chiot japper de frayeur, Caroline s'esclaffa.
— C'est bon, Vaurien, je viens à la rescousse.
Elle le trouva sous le canapé du salon : le bout de son museau tremblant dépassait de la housse. Elle le prit dans ses bras en lui chuchotant des paroles de réconfort et le promena à travers la maison comme un bébé.
— Ça ne va pas durer. Les tempêtes ne durent jamais longtemps. Elles viennent juste nous secouer un peu pour mieux nous faire apprécier les moments de calme. Et si je te jouais un peu de musique, hein ? Cela nous apaiserait tous les deux.
Elle l'installa dans un fauteuil et se saisit de son violon.
— Allons, furioso !
Faisant courir prestement l'archet sur les cordes, elle accorda l'instrument à l'oreille.
— Sus à la tempête !
Elle commença avec du Tchaïkovski, enchaîna avec un mouvement de la Neuvième de Beethoven puis s'essaya à quelques airs que Jim lui avait appris, avant de terminer par une interprétation allègre de Lady Madonna.
Le crépuscule avait laissé place à la nuit noire quand elle s'arrêta de jouer. On frappa un coup à la porte. Elle sursauta. Vaurien, lui, décampa de la pièce pour se réfugier sous son lit à l'étage.
— Peut-être devrais-je l'envoyer en stage dans une section d'assaut.
Ayant reposé le violon, elle alla dans l'entrée... et vit Tucker se retourner pour la regarder à travers la moustiquaire.
Ses mains, si habiles quelques instants plus tôt, s'agitèrent frénétiquement. Elle les pressa l'une contre l'autre pour maîtriser leur tremblement.
— Ce n'est pas une nuit pour sortir.
— Je sais.
— Tu ne veux pas entrer?
— Pas encore.
Elle se rapprocha de lui. Il avait les cheveux trempés, comme au sortir de la douche le matin.
— Ça fait combien de temps que tu es là?
— Je suis arrivé juste avant que tu passes de ta musique échevelée à Salty Dog. Car c'était bien Salty Dog, n'est-ce pas?
Caroline eut un bref sourire.
— Oui, Jim me l'a appris. Nous élargissons nos registres respectifs.
— C'est ce qu'on m'a dit. Toby en est ravi. Il cherche déjà un violon d'occasion pour l'offrir à son fils.
— Il est doué.
Caroline se sentit aussitôt ridicule. Pourquoi donc discutaient-ils ainsi de Jim de part et d'autre de la moustiquaire ?
— La... la lumière est partie.
— Je sais. Viens ici, Caroline.
Elle hésita. Il avait l'air si grave, si réservé.
— Il est arrivé quelque chose?
— Pas que je sache, répondit-il en ouvrant la moustiquaire. Allez, viens.
— Bon.
Elle franchit le seuil de la maison, les nerfs à fleur de peau.
— Tout à l'heure, je me demandais si cette pluie était bonne ou non. Pour les moissons, je veux dire.
— Je ne suis pas venu ici pour parler cultures. Ni musique, d'ailleurs.
Il enfonça ses mains dans ses poches, et tous deux regardèrent un instant les éclairs sillonner le ciel.
— J'ai des questions à te poser sur ce qui s'est passé ce matin.
— Et si j'allais te chercher une bière? proposa-t-elle en reculant d'un pas, la main posée sur la moustiquaire. J'en ai acheté quelques canettes l'autre jour.
— Caroline...
Ses yeux étincelèrent sur le fond du ciel obscur, l'arrêtant net dans son mouvement.
— Pourquoi ne veux-tu pas m'aimer?
— Qu'entends-tu par là?
Elle se passa une main dans les cheveux.
— Je t'ai aimé, non? Nous avons fait l'amour juste là, sur ce canapé.
— Tu m'as laissé te posséder, oui, mais tu n'as pas voulu m'aimer. Il y a une différence. Une très grande différence.
Elle se figea. Le regard hautain qu'elle lui décocha fit presque sourire Tucker.
— Si tu es venu ici pour critiquer mes performances..., commença-t-elle.
— Je ne critique pas. Je pose des questions.
Il s'avança vers elle, sans la toucher cependant.
— Mais comme tu viens juste de le dire toi-même, c'était une performance. Peut-être avais-tu besoin de vivre quelque chose qui te prouve que tu existais — et Dieu sait que tu avais des raisons pour cela. Maintenant, je te demande : est-ce vraiment tout ce que tu veux ? Pour ma part je veux plus, et ce plus, j'ai besoin de le partager avec toi. A condition que tu l'acceptes.
— Je ne sais pas. Ce n'est pas seulement une affaire de volonté. Je ne suis pas sûre d'en être capable.
— Ecoute, je peux te laisser seule pour y réfléchir. Ou alors tu n'as qu'à me demander d'entrer.
Il tendit une main vers sa joue.
— Demande-moi d'entrer, Caroline.
Ce n'était pas seulement dans sa maison qu'il désirait être invité, comprit-elle alors. Mais aussi dans son intimité, physique et émotionnelle. Elle ferma les yeux quelques instants. Quand elle les rouvrit, il était toujours debout devant elle, en train d'attendre.
— Je risque de te décevoir.
Un sourire éclaira le visage de Tucker.
— Et moi donc.
Elle prit une profonde inspiration, puis s'écarta pour lui ouvrir la moustiquaire.
— Entre.
Tucker se remit à respirer. Au moment de franchir le seuil, il se tourna vers la jeune femme et la prit dans ses bras.
— Tucker...
— Rhett Butler l'a bien fait. Pourquoi pas moi?
Il l'embrassa en silence avant de l'emmener à l'étage. Eh bien, songea Caroline, elle n'avait peut-être aucun Ashley qui l'obnubilait, mais bon sang, elle n'allait pas non plus repenser à Luis ce soir. Ni à personne d'autre.
— Tu es mouillé, lui dit-elle en posant la tête contre son épaule.
— Je vais bientôt te donner l'occasion de m'enlever mes vêtements.
Elle rit. Comme tout devenait facile ! pensa-t-elle. Il suffisait de se laisser aller.
— Tu es si bon avec moi.
— Avec toi, je peux être encore meilleur.
Il s'arrêta dans le couloir pour lui donner un long et langoureux baiser.
— Je suis impatiente de voir cela.
— Cette fois-ci, au contraire, il faudra que tu sois patiente.
Les flammes des bougies projetaient des ombres fantasques sur le mur. La chaleur accumulée durant toute la journée avait pris ses aises dans la pièce comme un vieil ami, supplantant avec morgue le vent dont le souffle fouettait les antiques rideaux de dentelle. On y sentait l'odeur de la cire, des sachets de lavande, de la pluie qui imbibait les moustiquaires et s'abattait en salves spasmodiques sur les tôles du toit.
Tout en lui agaçant tendrement les lèvres, Tucker la coucha sur le lit et, pour la détendre et apaiser son anxiété, lui effleura le visage du bout des doigts, puis de la bouche. Enfin, quand il n'y eut plus que le bruit de la pluie et de ses propres soupirs, que le grondement du tonnerre se fut éloigné vers l'est avec la tempête, Caroline lui tendit les bras pour l'accueillir.
Il s'allongea sur le lit à son tour, ses lèvres contre les siennes, et partagea avec elle un baiser fervent, intime et torride, qui la plongea au plus profond d'un océan de plaisir.
Elle n'avait plus d'autre choix que de laisser ses sensations l'emporter. Délicatement, longuement, Tucker attirait ses sentiments à la surface de son être. Et, sous cette lente poussée, Caroline sentait son pouls s'accélérer, ses muscles mollir, son cœur bégayer. Un bref sursaut de panique lui fit détourner la tête. Tucker se rabattit alors sur son cou. Et ses mains, plus habiles que celles du plus grand virtuose, achevèrent de réveiller son corps.
Il pouvait sentir le combat qui se livrait en elle entre désir et appréhension. Il en devinait le déroulement sur son visage. Retenant ses propres appétits, il apprivoisait ses craintes avec patience et même compassion. Ce ne furent que longs et bouleversants baisers, caresses nonchalantes et languides. Et, tandis que le corps de la jeune femme se mêlait au sien, qu'elle se mettait à bredouiller son nom, il comprit qu'il ne refoulait en fait nullement ses propres désirs. Que c'était exactement ce qu'il voulait.
Leurs regards se rencontrèrent et demeurèrent rivés l'un à l'autre tandis qu'il la déshabillait. La rendait nue. Vulnérable. Tous deux devinèrent alors que ces deux mots étaient interchangeables, et que ce simple geste avait donné à leur union une tout autre dimension que celle de leur copulation frénétique et hâtive sur le canapé du salon.
Avec des mains tremblantes, Caroline lui retira sa chemise détrempée, laissa ses doigts glisser sur son torse, jusqu'à son ventre. Une chaude et triomphale ardeur l'envahit quand elle sentit les muscles de Tucker frémir sous ce contact hésitant. Ayant pris une brève inspiration, elle défit la ceinture de son jean et s'assit pour le faire descendre le long de ses jambes.
Puis ils s'agenouillèrent tous deux sur le lit. Le matelas s'enfonça en gémissant, et la chaleur les submergea de nouveau tandis que le vent mourait et que l'averse se transformait en ondée. Les mains de Caroline se nouèrent autour de la taille de Tucker, qui enfouit le visage dans ses cheveux. De l'étonnement, un peu de peur aussi apparurent dans les yeux de la jeune femme lorsqu'il lui ramena la tête en arrière. Puis il pressa ses lèvres contre les siennes, lui communiquant toute sa passion.
La voici, se dit-elle, la bête qui se tapissait sous son vernis d'affabilité nonchalante. Elle pouvait presque la sentir gronder en lui, en elle, tirer sur ses liens, les menacer tous deux de les avaler d'une seule bouchée vorace.
Elle s'agrippa à ses hanches puis, défaillant sous l'emprise de Tucker, elle relâcha son étreinte. Il était en train de lui dire quelque chose, mais son chuchotement rauque se perdait dans les battements de son propre cœur.
Oui, songeait Tucker de son côté, voilà exactement ce qu'il voulait. Tout ce qu'il voulait. La sentir céder sous le plaisir. Goûter son désir brûlant sur sa bouche. Entendre ce gémissement doux et désemparé qui montait du fond de sa gorge tandis qu'elle se perdait en lui. Savoir qu'elle ne pensait à rien ni personne sauf lui.
— Caroline...
Voulant reprendre ses esprits, il pressa ses lèvres contre son épaule dont il mordilla la courbe parfumée.
— J'ai envie...
— Oui, dit-elle en tendant les mains vers lui.
Il la retint par les poignets.
— Non, pas ça. Pas encore.
Les yeux fixés sur elle, il la repoussa en arrière et la couvrit de son corps. Puis il lui bécota les lèvres, accroissant ainsi encore plus son insatisfaction.
— Ce dont j'ai envie...
Il lui mordit légèrement le menton et, avec délicatesse mais fermeté, lui immobilisa les mains.
— ... c'est te rendre folle de plaisir.
— Tucker...
— Si je te laisse encore une fois poser les mains sur moi, tout finira beaucoup trop vite.
Glissant le long de sa poitrine, il posa sur le pourtour de ses seins de lents et brûlants baisers.
— Il y a un vieux dicton du Sud...
Il enveloppa tendrement de sa langue l'un de ses tétons, et vit ses yeux se voiler de plaisir.
— Il dit : « Quitte à faire quelque chose, autant le faire en douceur. »
Les mains de Caroline se contractèrent désespérément sous les siennes tandis qu'il posait sa bouche sur l'autre sein.
— Je ne peux pas.
— Oh ! que si, ma chérie.
Il la prit entre ses lèvres jusqu'à ce qu'elle criât grâce. Puis il la relâcha.
— Je vais te montrer comment on procède, poursuivit-il. Et si tu me dis que tu n'aimes pas ça, eh bien, nous essaierons encore.
Elle se débattit, sa tête roulant frénétiquement sur l'oreiller, tandis que le flot de sensations commençait à monter en elle. Tucker savourait sa chair de ses lèvres, de ses dents, de sa langue. L'atmosphère de la chambre paraissait à la jeune femme d'une touffeur insupportable. Elle lutta pour recouvrer son souffle, aspirant et expirant tour à tour l'air qui sifflait entre ses lèvres tremblotantes. Mais alors même que son esprit regimbait, refusant la soumission totale, son corps était en train de la trahir. Il se délectait de la joie primaire et torride d'être possédé. Il se tendait en frémissant vers une libération sauvage que Tucker ne cessait de différer.
Leurs chairs moites glissèrent l'une sur l'autre tandis qu'il se coulait le long de son corps. Caroline poussa un gémissement d'abandon dans l'air lourd. Tucker frotta sa joue contre son ventre, la jouissance anticipée de son intimité l'enivrant comme une gorgée de vin. Naguère encore, il aurait pu prétendre tout connaître du plaisir. Naguère encore, il aurait nié que le plaisir pût être différent d'une femme à une autre.
Mais cette fois-là, c'était le parfum de Caroline qui lui embrasait les sens, ses soupirs haletants qui lui affolaient le cœur, sa peau douce et pâle qui ondoyait sous ses lèvres.
Et tout était différent.
Elle s'arc-bouta et se cabra lorsqu'il passa la langue sur le pli sensible entre ses cuisses. Puis il s'attarda à quelques centimètres de l'épicentre, les mettant tous deux au supplice, jusqu'à ce qu'il sentît le corps de la jeune femme se figer un moment, puis se détendre de nouveau.
Cette première commotion laissa Caroline sans force. Elle flottait maintenant, privée de toute pesanteur, désorientée, insensible à la chaleur, consciente uniquement d'un soulagement confondant. Ses lèvres esquissèrent un sourire. Ses mains, libérées, se mirent à palper son propre corps, effleurèrent sa peau lustrée de sueur, se posèrent sur les épaules de Tucker.
— Tout compte fait, je crois que j'aime bien ça, réussit-elle à articuler.
— Et ce n'est pas fini.
Il la saisit par les hanches, la souleva, et se mit à la dévorer.
Caroline replongea si vite au cœur de la tempête que son souffle s'étrangla dans sa gorge. Ses mains quittèrent les épaules moites de Tucker pour se mettre à serrer convulsivement les draps. Un océan de sensations la souleva, vague après vague, jusqu'à ce qu'entre elle et lui, entre lui et elle, il n'y eût plus qu'une seule et même faim. Tucker en avait fini avec les tendres agaceries, et ses mains la possédaient à présent avec une avidité aussi affolante qu'inattendue.
Il y avait un noir plaisir dans ses gestes, une volupté obscure née du tréfonds des brûlantes nuits d'été. Ils roulèrent sur le lit, se vautrant dans cette volupté avec la rage de bêtes s'accouplant au milieu des fourrés.
Résistant aux flots une ultime fois, Tucker l'attira contre lui de ses paumes frémissantes.
— Regarde-moi, dit-il.
Il vint au-dessus d'elle, la poitrine soulevée par l'effort.
— Caroline, regarde-moi.
Les yeux de la jeune femme s'ouvrirent en papillotant. Ses iris étaient sombres comme la nuit.
— C'est cela, aimer.
Il colla sa bouche contre la sienne. Ses mots furent étouffés contre ses lèvres tandis qu'il plongeait en elle.
— Oui, c'est cela, aimer.
Ereintée, Caroline gisait sur le lit dans un demi-sommeil, heureuse de sentir contre elle le poids de Tucker. Elle commençait bien à souffrir de quelques courbatures, mais cela même la faisait sourire. Elle s'était toujours considérée comme une partenaire accomplie — quoique, sur ce point, Luis aurait certainement été en désaccord avec elle sur la fin de leur relation; cependant, jamais auparavant elle n'avait éprouvé un tel contentement.
Elle poussa un léger soupir et s'étira. Tucker grogna, puis roula sur le côté pour inverser leurs positions.
— Ça va mieux ? lui demanda-t-il quand il la vit couchée sur lui, la tête posée contre sa poitrine.
— C'était bien avant aussi, répondit-elle en souriant de nouveau. Parfaitement bien.
Elle poussa un autre soupir et ouvrit de lourdes paupières. A son grand étonnement, elle s'aperçut qu'ils étaient étendus au pied du lit.
— Comment sommes-nous arrivés là?
— Question de souplesse. Donne-moi encore cinq minutes et nous pourrons essayer de nous remettre à l'endroit.
— Hmm.
Elle pressa ses lèvres contre son torse.
— La pluie s'est arrêtée, dit-elle. Mais il fait encore plus chaud qu'avant.
— On aurait dû prévoir le ventilateur avant de s'y mettre.
— Tu sais ce que je veux? s'écria-t-elle soudain en redressant la tête.
— Ecoute, mon chou, une fois que j'aurai repris des forces, je ferai de mon mieux pour te donner tout ce que tu souhaites.
— Je m'en souviendrai. Mais...
Elle lui donna un baiser.
— ... ce que je veux tout de suite, ce dont j'ai vraiment envie... c'est une glace.
Elle lui fit une grimace comique.
— T'as pas envie d'une glace, Tucker?
— Je pourrais peut-être en prendre une bouchée, maintenant que tu en parles.
L'espace d'un instant, il eut l'idée fantasmatique et saugrenue de lécher une « Surprise » à la fraise sur quelque excitante partie de son anatomie.
— Tu la montes ici?
— C'était mon intention.
Elle s'autorisa à lui donner un autre baiser, puis elle glissa du lit et se mit à farfouiller dans la penderie à la recherche de sa robe.
— Une boule ou deux ?
Les dents de Tucker étincelèrent dans la pénombre tandis qu'elle enfilait sa robe.
— Je suis un homme à double détente, je te rappelle. Tu veux un coup de main ?
— Je crois que je peux me débrouiller toute seule.
— Parfait.
Il croisa les mains sous la tête et referma les yeux. Caroline sortit de la chambre, certaine qu'il profiterait de ce répit pour faire un petit somme.
Parvenue dans la cuisine, elle prépara les coupes de glace à la lueur des lampes à huile. Voilà un moment qui resterait à tout jamais gravé dans sa mémoire, se dit-elle. Elle se souviendrait encore longtemps de l'atmosphère torride de la cuisine, de l'odeur de la pluie et de l'huile, ainsi que du bien-être puissant dont elle se sentait rayonner après l'amour. Et puis d'avoir préparé la glace pour la déguster au lit.
Tout en fredonnant, elle revint dans le couloir, les mains chargées. Même la sonnerie stridente du téléphone ne parvint pas à altérer sa bonne humeur. Ayant déposé une des coupes sur la table du téléphone, elle cala le combiné contre son épaule.
— Salut, fit-elle en piochant dans la crème glacée avec sa cuillère.
— Caroline ! Dieu merci.
La cuillère resta suspendue à mi-chemin de ses lèvres. Puis elle la laissa retomber dans la coupe et reposa celle-ci sur la table. Apparemment, il existait tout de même une chose qui pouvait altérer sa bonne humeur : la voix de sa mère.
— Bonjour, maman.
— Voilà plus d'une heure que j'essaye de te joindre. Il y a eu des problèmes sur la ligne. Ce qui ne me surprend guère, étant donné la piètre qualité des communications dans ce secteur.
— Nous avons eu une tempête. Comment vas-tu? Et papa?
— Nous allons bien tous les deux. Ton père est parti faire un saut à New York, mais comme j'avais plusieurs engagements, je n'ai pas pu l'accompagner.
Georgia Waverly débitait ses phrases à toute vitesse. Sa voix comme son cœur ne gardaient plus aucune trace de son enfance dans le delta.
— C'est toi qui m'inquiètes, poursuivit-elle.
Caroline l'imaginait, assise à son bureau en bois de rose, dans son boudoir immaculé et décoré avec soin, en train de rayer le nom de sa fille d'un de ses innombrables agendas.
Commander des fleurs. Assister au repas de charité. S'inquiéter du sort de Caroline.
La jeune femme en ressentit un désagréable sentiment de culpabilité.
— Il n'y a pas de quoi t'inquiéter.
— Pas de quoi ! Je dînais ce soir à la réception des Fullbright quand j'ai appris de Carter que ma propre fille avait été agressée !
— Je n'ai rien, répliqua précipitamment Caroline.
— Je le sais bien, rétorqua Georgia, qui supportait toujours mal les interruptions. Carter m'a tout expliqué. Je t'avais pourtant dit que tu n'avais rien à faire là-bas ; tu as refusé de m'écouter. Et voilà que j'apprends — alors que je déteste par-dessus tout entendre ces nouvelles-là au dîner! — que tu es impliquée dans une sorte d'enquête criminelle.
— Je suis désolée, murmura Caroline en fermant les yeux.
Les excuses étaient toujours au menu quand elle avait affaire à sa mère.
— Tout est arrivé si vite, reprit-elle. Maintenant, c'est terminé.
Un mouvement dans l'escalier lui fit relever les yeux. Apercevant Tucker, elle détourna la tête d'un air las.
— Carter m'a affirmé que ce n'était pas le cas, continuait Georgia. Tu sais qu'il dirige l'antenne régionale de NBC, ici, à Philadelphie. Eh bien, il m'a appris que les journaux étaient déjà sur l'affaire, et que plusieurs équipes de reporters s'étaient envolées dans le delta pour couvrir l'événement. Evidemment, dès que ton nom a filtré, le sujet est devenu d'une actualité brûlante.
— Oh, Seigneur!
— Je te demande pardon?
— Rien.
Elle se passa une main dans les cheveux. « Sois sage », se dit-elle. D'une manière ou d'une autre, elle devait se montrer raisonnable.
— Je suis désolée que tu aies appris cela par une tierce personne. Et je sais que ce genre de publicité te déplaît. Mais je ne suis pas plus responsable des agissements des reporters, mère, que je ne le suis de leur intérêt pour moi. Je suis désolée que cela te bouleverse.
— Bouleversée, je le suis, tu peux me croire. N'était-il pas déjà assez pénible de devoir étouffer le scandale de ton hospitalisation après que tu as décommandé tous tes récitals de l'été et désavoué Luis publiquement?
— Certes, répliqua sèchement Caroline. Cela a dû être un très mauvais moment à passer pour toi. Il était malavisé de ma part de tomber ainsi malade.
— Garde ce ton pour d'autres que moi, je te prie. Si tu n'avais pas été excédée par ce désaccord bénin avec Luis, rien de tout cela ne serait arrivé. Et voilà qu'en plus tu te mets en tête de descendre t'enterrer dans ce trou...
— Je n'y suis pas enterrée.
— ... et de gâcher ton talent.
La voix de Georgia avait tranché sur les protestations de sa fille comme une lame dans une terre meuble.
— Et de ruiner ton honneur et celui de ta famille. Je n'ai pas fermé l'œil depuis que je sais que tu es là-bas, toute seule, sans aucune protection.
Caroline sentit poindre une migraine.
— Voilà des années que je suis seule, murmura-t-elle en se frottant les tempes.
Georgia ignora ces dernières paroles, de même que la détresse qu'elles renfermaient.
— Et voilà que... eh bien, tu aurais pu être violée ou assassinée.
— Oh, oui, et cela aurait fait une très mauvaise publicité.
Il y eut un bref silence à l'autre bout du fil.
— C'était une remarque déplacée, Caroline.
— Oui. Je le reconnais.
Elle se frotta les yeux et reprit la sempiternelle antienne :
— Je suis désolée. Je dois être encore un peu ébranlée par ce qui s'est passé.
« Mais quand donc me demanderas-tu ce qui s'est passé, mère? Quand donc cesseras-tu de me reprocher mon comportement pour te soucier enfin de ce que je ressens, de ce que je désire ? »
— Je te comprends, Caroline. Et j'espère que tu comprends aussi mes inquiétudes. Je te demande instamment de revenir chez toi.
— Je suis chez moi.
— Ne sois pas ridicule. Tu n'es pas plus à ta place là-bas que je le fus moi-même. Je t'ai mieux élevée que ça, Caroline. Ton père et moi t'avons accordé toutes les chances pour réussir. Je ne veux pas te voir les gâcher pour une simple contrariété.
— Une contrariété? Eh bien, voilà une curieuse manière de présenter les choses, mère. Tout ce que je puis t'affirmer, en tout cas, c'est que je suis désolée de ne pas agir selon ta volonté. De ne pas être non plus ce que tu désires que je sois.
— Je ne sais d'où ni de qui te vient un tel entêtement, mais il est très désagréable. Nul doute que Luis serait de mon avis, même s'il est plus indulgent que moi. Il est affreusement inquiet, lui aussi.
— Il... tu veux dire que tu l'as appelé? Malgré mon souhait formel que tu t'en abstiennes?
— Les souhaits d'une enfant vont parfois à rencontre de ses intérêts. Enfin... je voulais surtout lui parler de ton récital du mois de septembre à la Maison Blanche.
Caroline sentit un nœud familier se resserrer dans son estomac.
— J'ai cessé d'être une enfant le jour où tu m'as poussée sur le devant d'une scène, dit-elle en portant la main à son, ventre. Et je n'ai pas besoin des conseils de Luis.
— Je ne suis pas surprise par ton attitude. Voilà longtemps que j'appréhende une telle ingratitude de ta part.
La voix de Georgia s'était durcie. Caroline se l'imaginait en train de battre la mesure de ses ongles soigneusement manucures sur le bois verni de son bureau.
— J'espère seulement que lorsque Luis te contactera, tu te comporteras mieux avec lui. Nous savons parfaitement tous les deux qu'il a été la meilleure opportunité de ta carrière. Il comprend ton tempérament d'artiste.
— Dis plutôt ma déplorable naïveté. Je suppose qu'il t'importe peu de savoir que je l'ai surpris en train de sauter l'a flûtiste dans le vestiaire?
— Ton langage est digne de ce pays de rustres.
— Je peux être plus rustre encore.
— Bon. Trêve d'absurdités. Je te demande une nouvelle fois de revenir chez toi. Nous n'avons plus que quelques semaines devant nous pour préparer ta prestation à la Maison Blanche. Et comme de bien entendu, tu n'as accordé aucune attention à ta toilette. J'ai dû prendre sur mon propre temps pour consulter ton styliste. Et voilà qu'avec ce nouveau coup d'éclat... enfin, tout cela est très préjudiciable.
« Moins qu'un coup de couteau dans le cœur », pensa Caroline.
— Il n'est nullement indispensable que tu t'occupes de tout, répondit-elle sur un ton mesuré. J'ai déjà réglé les détails avec Frances. J'irai à D.C. pour le concert et en repartirai le lendemain. Quant à ma toilette, ma garde-robe a amplement de quoi y pourvoir.
— As-tu donc perdu l'esprit? Ce récital est une des plus importantes étapes de ta carrière. J'ai déjà commandé les interviews, les séances photo...
— Eh bien, tu les décommanderas, répliqua laconiquement Caroline. Et rassure-toi, mère, je suis en vie et en bonne santé. L'homme qui m'a agressée est mort. J'en sais quelque chose : c'est moi qui l'ai tué.
— Caroline...
— Bisou à papa. Fais de beaux rêves.
Elle reposa précautionneusement le combiné, puis attendit une bonne minute, le temps d'être certaine qu'elle pourrait de nouveau parler sans hurler.
— La glace est fondue, dit-elle.
Elle ramassa alors les coupes et retourna dans la cuisine pour les vider dans l'évier.